Toujours “Sur et à propos du sexisme et du genre”, dans la perspective évolutive de la langue, Marcel Cohen notait (déjà) en 1956, dans Matériau pour une sociologie du langage, vol. 1, Maspero, Paris (rééd. 1971), p.61:
“Les langages, parlers de groupes restreints ou grandes langues de communautés étendues, prennent au cours d’une évolution très lente leurs particularités distinctives, et par la suite les affirment, les modifient, les abandonnent également par un mouvement dans l’ensemble très lent. Cette évolution se poursuit à travers les aventures des modes de production et d’échanges d’une part, les règles d’administration et des idéologies d’autre part, qui ont un caractère beaucoup plus brusque.
Chaque langage d’un lieu et d’un temps donné est complet par la somme des connaissances qu’en ont dans leur ensemble les membres de la communauté et occasionnellement par de petites nouveautés qu’ils y ajoutent ; il offre à chacun des participants des possibilités d’expression dont il emmagasine une partie pour des utilisations fragmentaires, suivant les circonstances. L’ensemble du phonétisme est imposé par l’usage commun, mais avec un certain jeu de minime amplitude pour la réalisation des articulations. Les marques grammaticales, y compris l’agencement des phrases, comportent une assez grande rigueur conservatrice. Non sans des tolérances qui font que des innovations de détail peuvent s’établir plus ou moins lentement : certaines nivellent, par analogie, des régularités dues surtout à l’évolution phonétique, d’autres introduisent ou abandonnent des expressions grammaticales correspondant à certaines notions de modalités de relations. Le vocabulaire est lui aussi imposé et stable dans les notions communes fondamentales, mais en partie mobile. Pouvant s’augmenter sans résistances par l’emploi des éléments admis de formation des mots et par certains emprunts extérieurs, surtout avec l’apparition de nouveaux objets ou de nouvelles idées. Tous ces éléments ne subissent de grands changements que graduellement, en des évolutions réparties sur des siècles. La conséquence est que les populations intéressées ne prennent pas normalement conscience des changements et qu’elles ont le sentiment de parler la même langue que leurs ancêtres. Ce sentiment persiste alors même que le système s’est profondément modifié. En aboutissant à des formes plus ou moins différentes lorsque, ce qui est le cas normal, un groupe en naturelle croissance s’est divisé en plusieurs » (p.61)